CHAPITRE 20
Un tigre de Sibérie, un mâle, pour être précis. Trois mètres de long, trois cent cinquante kilos de rapidité fulgurante et de force incroyable.
Vous avez vu les vieux films de Tarzan qui passent parfois à la télé, ceux où Tarzan se bat contre un tigre à mains nues ? Et finit par l’emporter ? Je vais vous dire une bonne chose. Vous voulez savoir combien vous avez de chances de vous battre contre un tigre et d’en sortir vivant ? A peu près autant que de sauter du haut de l’Empire State Building et d’atterrir indemne.
— J’ai une idée, bredouilla Marco. On se tire.
— Ne cours pas. Ça pourrait attirer son attention.
— Je crois qu’il nous a vus, dit Marco. A mon avis, il sait qu’on est là, Jake. Il me semble que ses yeux sont fixés sur nous ! Il a de ces crocs !
— Pas de panique. J’ai une idée : l’animorphe. Si j’attrape son ADN, il entrera en transe.
— Attraper ? Qu’est-ce que tu veux attraper ? Il n’y a rien en lui que tu puisses attraper. C’est lui qui va t’attraper. Il va t’attraper pour son dîner ! Il te mangera et recrachera les os.
J’avalai péniblement ma salive et essayai de toucher le tigre, mais ma main tremblait trop. Je respirai deux fois à fond. Il paraît que c’est censé vous calmer. Notez bien que ça doit marcher… sauf quand on est pratiquement assis sur un tigre. Dans ce cas-là, rien, absolument rien ne peut vous calmer.
— Gentil tigre, murmurai-je.
Il se contenta de me regarder d’un air nonchalamment indifférent, avec une assurance totale, complète, absolue. Un peu comme s’il me trouvait comique. Comme si ça l’amusait de me regarder trembler de peur.
— Ne me tuez pas, s’il vous plaît, dis-je.
— Moi non plus, ne me tuez pas, ajouta Marco.
Ma main tremblante se tendit vers le tigre. Il la suivit des yeux. Elle se posa sur son flanc qui se soulevait et s’abaissait au rythme de sa respiration.
— Concentre-toi, me chuchota Marco.
Je me concentrais déjà de toutes mes forces sur le tigre. Je me concentrais sur ses crocs. Je me concentrais sur les muscles qui ondulaient sous sa fourrure roux et noir. J’étais totalement concentré sur le fait qu’il suffirait d’une pichenette de cette grosse patte massive pour expédier ma tête à l’autre bout de la pelouse comme un ballon de football.
Et puis la respiration du tigre se ralentit. Ses yeux clignèrent deux ou trois fois et se fermèrent lentement.
— Combien de temps ça dure, la transe ? se renseigna Marco.
— Oh, une dizaine de secondes après que tu as rompu le contact. Avec Homer, c’est ce que ça a duré.
— Dix secondes ? Dix secondes ?
— Oui, alors tiens-toi prêt à foncer.
— Ça fait longtemps que je suis prêt à foncer !
Au moment de reculer, j’hésitai. Ce fut un instant étrange car, à cet instant, je réalisai ce que j’étais en train de faire. Cela me frappa brusquement. Ce tigre devenait une partie de moi. Toute sa force, toute son assurance passaient en moi.
— Il est beau, hein ? dis-je.
Je m’attendais à un sarcasme quelconque de la part de Marco, mais il acquiesça :
— Oui, très beau. Mais filons d’ici avant qu’il ne nous montre pourquoi il est le roi des animaux.
— Ça, c’est le lion, rectifiai-je. C’est le lion qui est censé être le roi des animaux, mais ce n’est pas la peine de le dire au tigre. Tu es prêt ?
Il hocha la tête.
— Maintenant ! criai-je.
Je me levai d’un bond, et nous courûmes vers l’échelle. Mentalement, je comptais les secondes : une, deux, trois…
Quelque chose bougea. Très vite ! Un éclair orange et noir !
Je compris brusquement. Il n’y avait pas qu’un seul tigre dans l’enclos.
J’entendis les visiteurs pousser des cris au-dessus de moi. Ils devaient nous voir, maintenant qu’on était sortis des broussailles.
Marco bondit, empoigna les barreaux de l’échelle et grimpa à toute vitesse. Je le suivis à un dixième de seconde. Le tigre s’élança. Ses griffes s’attaquèrent au ciment tout près de moi, et il poussa un rugissement qui fit vibrer les échelons sous mes doigts.
Ggggggrrrraaaawwwrrrr !
Quel bruit ! Il tonna et se répercuta dans mes oreilles et me liquéfia les entrailles.
Marco s’envola littéralement jusqu’au sommet de l’échelle et par-dessus le parapet. Je le suivais de près.
C’est incroyable, la vitesse à laquelle on peut escalader une échelle quand on est poursuivi par un tigre en furie.
— Les voilà ! s’écria quelqu’un. Attrapez-les. Halte !
Les gardes ! Ils étaient au moins trois.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? me cria Marco. On morphose ?
— Non ! On se mêle à la foule ! De ce côté-là ! Près du bassin des dauphins.
Ce fut limite, mais nous avons réussi à rejoindre une foule importante, avec quelques mètres d’avance sur les gardes.
A partir de là, il ne nous resta plus qu’à nous faire tout petits et à nous faufiler parmi les badauds jusqu’à ce que les gardes nous perdent de vue.
Nous nous sommes frayé un chemin jusqu’à la sortie, toujours pliés en deux pour que nos têtes ne dépassent pas.
— Qu’est-ce qui t’arrive, tu as morphosé en nain ?
C’était Rachel. Plantée devant moi, elle avait l’air de s’amuser. Tobias et Cassie étaient également là.
— On avait les gardes à nos trousses, répondis-je encore tremblant, en commençant à me remettre de mon tête-à-tête avec les tigres.
— Oh, arrête de faire le clown, Jake, dit Rachel. Allez, on s’en va. Je dois être rentrée pour le dîner.
Finalement, les trois autres n’avaient pas été poursuivis du tout. Ils avaient facilement semé les gardes et continué tranquillement à acquérir de nouvelles animorphes pendant que Marco et moi risquions notre vie dans l’enclos des tigres. Le plus vexant fut qu’aucun d’eux ne voulut croire à notre histoire. Marco et moi nous leur en avons voulu un peu.
Nous avons pris le bus et nous nous sommes effondrés sur les banquettes.
— On aurait pu se faire tuer, expliqua Marco en faisant la grimace. Sincèrement. Croyez-moi : il s’en est fallu de quelques centimètres.
— Mais oui, bien sûr, ricana Rachel. De toute manière, quels que soient les dangers que tu penses avoir affrontés cet après-midi, ce sera probablement de la rigolade en comparaison de ce qui nous attend ce soir.
— Ce soir, dit Cassie en secouant la tête. Alors que je n’ai même pas commencé à réviser le contrôle de math de demain.
Rachel éclata de rire.
— Il se pourrait qu’on n’ait pas de souci à se faire pour demain.
— Merci, mademoiselle l’optimiste, murmura tout bas Marco.